VARIATION SUR L’IDÉE DU « NOUS »
Pensée du soir (en regardant la deuxième saison de Silo – j’ai zappé la première vu que j’avais lu le premier volume et que je m’en souvenais trop bien. Je n’ai pas lus les autres volumes, donc je peux regarder la deuxième saison sans savoir où ça mène.)
ça m’est venu en anglais, mais je traduis (de mémoire) :
Dans le futur, nous penserons au monde d’avant avec nostalgie, les prairies verdoyantes ponctuées de fleurs sauvages, les lacs aux eaux turquoise, les vagues qui caressent le sable, les oiseaux traversant le ciel bleu parsemé de nuages aux formes fantastiques. Les odeurs, le vent, les enfants qui jouent dans le jardin, les animaux surpris à la lisière de la forêt, les longues promenades en montagne. Nous nous souviendrons de tout cela avec nostalgie. Le monde dont on se souviendra quand le monde du futur ne ressemblera plus au monde d’avant.
Sauf que ce récit n’est pas toute l’histoire. Car, ce que nous oublierons probablement, c’est que pour la plupart des êtres humains, le monde d’avant était en réalité un enfer, un enfer d’exploitation et d’intoxication.
Ce “nous” qui se souvient avec nostalgie, c’est le même “nous” qui s’apprête aujourd’hui à regretter le monde qui sera perdu dans le futur. Un “nous” qui postule que son expérience présente est représentative de l’expérience de tous les êtres humains. Ou qu’elle est du moins l’expérience « normale » ou « juste » (au sens de la justice) – considérant dès lors l’expérience de tous les autres comme une anomalie déplorable.
Or, si l’on s’en tient aux implacables et décevantes statistiques, l’anomalie, c’est bien plutôt ce “nous” qui déplore la dégradation de son monde tant chéri, qui craint l’effondrement de sa “civilisation” (qu’il appelle “la” civilisation), qui se sent menacé de toutes parts de submersions, de pollutions, de contaminations, d’apocalypses à venir.
Craindre, se sentir menacé, c’est encore disposer d’un futur où se projeter, d’un certain délai, d’un temps à vivre et à espérer – et à se défendre, un temps pour continuer par exemple d’extraire, de produire, d’exploiter, de détruire et d’épuiser. Ce “nous” qui craint pour son futur, qui craint de perdre le monde, ne s’émeut pas, et n’a jamais été bouleversé outre mesure, par la perte des mondes que tous les autres ont déjà vécus, et continuent de vivre et vivront encore, bien avant que ce “nous”, qui s’angoisse par anticipation, n’éprouve la perte de monde.
Ce “nous” menacé ne fait pas le lien, et ne l’a jamais fait sérieusement, entre sa prospérité désormais menacée, et le sang que tous les autres ont versé, et versent encore chaque jour que le Leviathan capitaliste fait, pour que cette prospérité dure dans le temps. Pour que, précisément, ce “nous” puisse se payer le luxe d’être angoissé, ce luxe d’anticiper, mais seulement anticiper, la perte de son monde tant chéri, les prairies verdoyantes ponctuées de fleurs sauvages, les lacs aux eaux turquoise, les vagues qui caressent le sable, les oiseaux traversant le ciel bleu parsemé de nuages aux formes fantastiques. Les odeurs, le vent, les enfants qui jouent, les animaux surpris à la lisière de la forêt, les longues promenades en montagne.
#Nous
NB : Concernant la critique de la perspective purement l'environnementaliste et de l’infâme brouet qu'est la collapsologie, je suis un élève de Rob Nixon et de son livre (qui devrait être considéré comme un classique mais qu'on n'a pas jugé bon de traduire en français, puisque les français savent tout, c'est bien connu, Slow Violence and the Environmentalism of the Poor, Harvard Univ. Press, 2013.
https://www.hup.harvard.edu/books/9780674072343